Le corbeau de Tulles
Le 24 décembre 1921, quelques heures avant
les réjouissances de Noël, un homme d’une quarantaine d’années, Auguste Gibert,
meurt dans d’atroces souffrances à l’asile d’aliénés de la Cellette en Corrèze.
Interné quinze jours plus tôt, cet employé de la préfecture de Tulles a perdu la raison en quelques semaines, après que son nom et celui de son épouse ont été jetés en pâture dans une série de lettres anonymes diffusées dans leur ville.
Tulle compte alors près de 14000 habitants et
bénéficie paradoxalement des retombées de la Grande Guerre grâce à sa
manufacture d’armes.
Les missives tracées en écriture bâton et qui mettent en cause les époux Gibert ne sont pas les premières à circuler dans la cité, puisqu’elles ont fait leur apparition trois ans plus tôt.
De 1917 à 1922, de nombreuses lettres anonymes sont adressées à des habitants de Tulle, et notamment des fonctionnaires de la préfecture de Corrèze. Signées « L’œil de tigre », elles sont souvent agressives, voire ordurières, à l’encontre de leurs destinataires ou de leurs proches. Une enquête judiciaire est ouverte.
Contenant une multitude de patronymes réels, ces courriers envoyés par la poste ou déposés directement dans des boites, abandonnés dans des endroits passants, révèlent les misérables secrets de la vie de province : adultères, enfants illégitimes, maris violents, vols, viols commis par un gardien de prison sur des détenues, amours secrètes des ecclésiastiques…
L’orthographe est sans défaut, la syntaxe
dominée. Les accords de temps respectés : « Donatien le pourri, le
marlou, le tuberculeux, frère à Madame F, maitresse à S qui l’a dit. Madame F
qui prétend que lorsque son fils est né, elle était encore vierge…. ».
L’histoire concentre tous les travers du
traitement des faits divers par la presse : sensationnalisme,
indiscrétion, condescendance d’une élite journalistique parisienne envers les
habitants d’une petite ville de
province.
À ce titre, plusieurs articles consacrés à l’affaire sont éloquents : L’Excelsior du 8 janvier 1922 interroge plusieurs personnalités parisiennes sur ce « cas pathologique curieux ». Léon Daudet dans L’Action française du 28 janvier 1922 juge « les gens de Tulle […] plus impressionnables que les parisiens.
Dans son numéro du 30 décembre 1921, Le Matin
titre : « Les habitants de Tulle en proie depuis trois ans au démon
de la calomnie ».
Après bien des tergiversations, les soupçons
du juge d’instruction finissent par se porter sur une femme, un temps employée
à la préfecture, et dont on découvrira bientôt le nom : Angèle Laval,
qui comme les
centaines de femmes employées à la manufacture, a pris la place des hommes
requis par les tranchées.
D’ailleurs, une étude attentive des ragots
rapportés par les lettres montre que le corbeau possède une connaissance très
précise du secteur de la préfecture, rue de Souham et de ceux qui s’y croisent,
les traitant de mule, de pirouli (imbécile), cornard, ivrogne ou libertin.
Quelques jours plus tard, Le Matin du 9 janvier 1922 révèle
que le juge d’instruction François Richard, chargé de l’affaire, a organisé une
séance d’hypnose dans son cabinet, en présence des trois principaux suspects.
Le résultat est décrit avec ironie : « Un sujet s’est endormi mais n’a
rien dit. Un autre n’a pas dormi. Un troisième a dormi, mais n’a parlé que pour
demander qu’on le réveille ».
Discrédité auprès de la population et de sa hiérarchie, le juge fait une
demande de mutation opportune afin d’éviter une décision humiliante du conseil
de discipline de la magistrature (Le Petit
Parisien du 30 janvier 1922 et Le Petit
Journal du 1er février 1922).
Edmond Locard entre alors en scène.
Professeur de médecine légale, il fonde à Lyon en 1910 le premier laboratoire
de police scientifique.
Parmi ses nouvelles méthodes figure la graphologie. Cette technique d’analyse
de l’écriture a toujours été contestée, comme le rappelle Le Gaulois du 10 janvier 1922.
Toutefois L’Intransigeant
du 19 janvier 1922 détaille pour ses lecteurs « Le système du professeur
Locard », ainsi que Le Petit
Journal du 18 janvier 1922, et
L’Œuvre du 30 janvier 1922.
Après avoir soumis les principaux suspects à une dictée extrêmement longue et répétitive,
le professeur remet son rapport au juge d’instruction, ce qui aboutit à
l’inculpation d’Angèle Laval (Le Petit
Parisien du 21 mars 1922).
Elle disparait de son domicile trainant
derrière elle la rumeur du suicide. Une nouvelle lettre circule aussitôt pour l’accabler :
« Allons Angèle, un bon mouvement,
un saut dans la Corrèze, une dose de cyanure de potassium et tu seras guérie ».
Deux mois plus tard, le 12 mars 1922, ce sera presque chose faite : on retrouve Angèle transie, les pieds liées au bord de l’étang de Ruffaud, où flotte le corps sans vie de sa mère.
Une expertise évoque un état d’aliénation
mentale, une « tare neuropathique grave caractérisée par l’hystérie »
et elle est internée à l’asile de Naugeat à Limoges.
Le lundi 4 décembre 1922, le procès d’Angèle Laval pour diffamation et injures publiques s’ouvre à Tulle.
15 lettres justifient l’accusation, une centaine ayant été écartée en raison du délai de prescription.
On décrit une vie terne désertée par l’amour. Un témoignage décisif va éclairer les débats, celui de Jean-Baptiste Moury, modeste et laborieux chef de service à la préfecture.
Personnage insignifiant surnommé « Col d’aouche », col d’oie, c’est une sorte de séducteur malgré lui.
Il déclare avoir été victime de harcèlement de la part d’Angèle Laval qui est allée jusqu’à se mettre nue dans son bureau et qui a été la proie d’une jalousie maladive lorsqu’il a jeté son dévolu sur une autre employée, Marie-Antoinette Fioux, fille d’un quincailler local.
Les journalistes présents décrivent l’accusée, habillée de noir depuis le suicide de sa mère, comme un « grand oiseau funèbre », ce qui créera le mythe du « corbeau ».
Le 5 décembre 1922, le journaliste du Matin évoque Angèle Laval en ces termes : « elle est là, petite, un peu boulotte, un peu tassée, semblable sous ses vêtements de deuil, comme elle le dit elle-même, à un pauvre oiseau qui a replié ses ailes.
Dans son article du 6 décembre 1922, l’envoyé spécial du Petit Parisien décrit ainsi
l’affrontement entre les deux experts en écriture, Locard et Gebelin :
« C’est tout juste si, entre les deux ailes noires des toges, on aperçoit
deux profils grimaçants, penchés sur des grimoires : M. Locard, dont les
conclusions condamnent Angèle Laval, attaquant fougueusement d’un bec irascible
M. Gebelin… ».
Le corbeau n’est jamais directement nommé, mais il semble omniprésent dans les
esprits.
Angèle Laval sera condamnée à un mois de prison avec sursis et cent francs d’amende. Elle disparaitra quarante-cinq ans plus tard sans avoir quitté son quartier du Trech à Tulle, où tous se détournaient à son passage.
En 1984, on y a inauguré une fontaine, rue du Fouret, baptisée fontaine des clampes, qui, traduit du parler régional, signifie fontaine des Commères.
Pour aller plus loin
https://www.youtube.com/watch?v=xTPmNlO2JQE
https://www.youtube.com/watch?v=FaP6lTJmVKo
Le Corbeau d’Henri-Georges Clouzot
En 1943, Henri-Georges Clouzot porte à l’écran Le corbeau. Son scénariste Louis Chavance s’inspire du fait divers de Tulle et notamment de la description de l’accusée faite dans la presse de l’époque. Ce terme désignera désormais dans le langage courant un auteur de lettres anonymes.
https://www.allocine.fr/video/player_gen_cmedia=19442842&cfilm=2380.html
Sources
Wikipédia – Gallica – Secrets d’Histoire N° 23
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